Categories
articles

La RELIGION DU WOKE par le Dr François Thioly.

La religion du woke par le Dr François Thioly

Je pense depuis longtemps qu’une certaine gauche s’est coupée du réel, et donc de la vie dans son expression la plus immédiate, ce qui ne l’empêche en rien d’exercer un pouvoir de fascination sur une grande partie de nos contemporains, et tout particulièrement sur les jeunes générations, très sensibles à la forte charge émotionnelle des combats et revendications qui se réclament de cette mouvance. La gauche à laquelle je pense est celle qui se laisse séduire par les concepts abstraits, elle idéalise Robespierre ou Che Guevara, préfère 1793 à 1789, la terreur à la démocratie parlementaire, et cela au nom d’un idéal révolutionnaire coupé des réalités humaines, elle rêve de façonner un « homme nouveau », quoi qu’il en coûte. Elle partage les mêmes excès idéalistes qu’un certain christianisme lorsqu’il se détourne de la vie terrestre au nom de l’Au-delà. Elle vise elle aussi le paradis, mais un paradis terrestre, et elle se persuade que tous les moyens sont bons pour l’imposer aux récalcitrants. Héritière laïque du christianisme messianique elle se coupe non seulement du réel, mais de la vie, ce qui est proprement mortifère.

Les distinctions classiques droite-gauche ne rendent ainsi plus bien compte de la polarisation croissante de nos sociétés occidentales dont les clivages empruntent d’autres lignes de fracture. Je me propose dans ce qui suit d’explorer l’une de ces lignes de fracture, celle qui résulte d’une mouvance que je considère « de gauche » dans l’acception retenue ici.

Je pense en effet à la diffusion de plus en plus prégnante d’un mouvement qui nous vient des universités américaines, le woke, ou wokisme, dont la généralisation pourrait contribuer à ruiner notre civilisation. A mon sens, ce mouvement relève, au choix, d’une nouvelle religion ou, dans ses formes les plus radicales, de la pathologie mentale ; dans les deux cas, il me semble symptomatique d’une civilisation en perte de repères, une civilisation qui va mal et se laisse gagner par des idéologies à fort potentiel suicidaire.

Ce qui n’empêche pas que depuis une dizaine d’années, le woke contamine chaque jour davantage nos sociétés occidentales. Se proposant « d’éveiller » ses adeptes afin d’éradiquer toutes les formes de discrimination, il mélange féminisme de combat (héritier des excès de Judith Butler) et antiracisme militant, à quoi le plus souvent il adjoint l’écologisme radical. Au nom d’un égalitarisme qui confond différence et inégalité, il manifeste une volonté d’abolir les distinctions qui structurent pourtant notre psychisme comme notre société. Et comme, pour ses adeptes, il fait l’objet d’une adhésion fidéiste, il est la Vérité : quiconque se hasarde à le questionner est immédiatement disqualifié. Les objets de foi ne se discutent pas, ils sont aussi imperméables à la raison qu’aux évidences factuelles. Là, comme pour d’autres sujets qui ont tant marqué ces trois dernières années, le débat est exclu, ce qui en soi est déjà fort inquiétant et représente une menace pour nos démocraties.

Dans son projet de combattre les différences dénoncées comme sources de discrimination, le woke affirme que plus encore qu’inégalitaires, elles sont arbitraires, car ne relevant que de conditionnements, de simples constructions socio-culturelles, imposées par l’immémorial ordre patriarcal qui prévaut et réalise cet « androcène » responsable de tous les maux qui accableraient l’humanité depuis la nuit des temps. Il en découle par exemple que la plupart des prétendues différences entre les sexes ne seraient que stéréotypes de genre produits par la domination masculine et les conditionnements qu’elle impose ; afin que ces différences ne soient plus sources de discrimination, il convient donc de les dissoudre. Mais comme on ne peut tout à fait nier qu’il y ait un sexe masculin, avec son chromosome Y qui n’existe pas chez l’autre sexe, on dissocie le sexe du genre, qui lui, se doit d’être fluide, objet de choix libéré de tous les déterminismes, en confondant ceux qui relèvent d’une construction sociale et ceux que nous impose la nature. Ne sommes-nous pas là devant un dangereux fantasme « d’auto-engendrement », un déni de filiation ? S’interroge-t-on suffisamment sur les conséquences autant sociales qu’individuelles de la revendication d’une liberté sans limites, sous-tendue par un rêve de toute-puissance au nom du désir de s’affranchir des entraves au libre jeu de ses fantasmes ? Rappelons à ce propos l’une d’entre elles, dramatique, qui confrontera très durement au réel tous ceux qui iront au bout d’une démarche de changement de genre : les mutilations chirurgicales qu’elle implique interdiront définitivement toute jouissance sexuelle…

Et tant pis pour les contradictions : ici comme chaque fois qu’on se polarise sur la thématique identitaire, on tombe très vite sur celles inhérentes à cette notion : l’identité, comme le souligne très justement Julia de Funès, c’est la similitude : en bonne logique, A est identique à lui-même, ce qui s’écrit A = A. C’est d’ailleurs ce signifie lorsqu’on dit « identique »; mais le même terme exprime aussi la particularité, ce qui distingue de tous les autres. Résultat : lorsqu’on se réfère à ce concept, on tombe très vite sur d’inextricables paradoxes. On le voit avec les revendications de toutes les minorités (celles qui luttent contre ce qu’elles perçoivent comme de la discrimination) qui demandent à la fois d’être reconnues dans leur spécificité, leur différence, et en même temps d’être « comme tout le monde ». Dans le domaine abstrait du concept c’est déjà compliqué à conjuguer, mais dans la vie réelle, cela débouche souvent sur des crispations, des clivages qui conduisent à une atomisation de la société très éloignée du propos initial, aussi légitime fût-il. Toute la phraséologie woke, qu’il s’agisse de l’identité de genre ou de l’identité raciale, comme on le verra plus loin, me semble empêtrée dans ces contradictions.

On critique donc l’identité de genre parce qu’elle serait le résultat d’un conditionnement social, mais on n’hésite pas, à travers tout ce discours qui se voudrait « libérateur », de promouvoir un nouveau type de conditionnement, la propagande woke étant évidemment une construction idéologique. Et on soumet les plus vulnérables à cette idéologie, les adolescents, dont on sait en effet qu’ils traversent bien souvent une crise d’identité, tout à fait normale à cet âge de la vie. Cette vulnérabilité les rend plus réceptifs aux discours militants, ceux qui proposent des solutions toutes faites, propres à oblitérer le mal-être adolescent, car bien concrètes, donc rassurantes. Mais potentiellement dévastatrices lorsqu’elles débouchent sur des interventions mutilantes et donc irréversibles. C’est ainsi que se développe une clientèle croissante pour des chirurgiens dont ces jeunes en perte de repères nourrissent le business lucratif ! Et c’est sans surprise qu’on voit parallèlement grossir les demandes d’aide psychologique de la part de « trans » dont le changement de genre n’a pas résolu les problèmes identitaires.

Cette idéologie progresse en effet de manière inquiétante là où les écologistes radicaux accèdent au pouvoir : en Allemagne, où ils sont aux manettes, l’état finance désormais auprès des jeunes une campagne de promotion de substances nommées « bloqueurs de puberté »; ce sont des hormones qui, comme leur nom l’indique, retardent artificiellement la survenue de la puberté et donc l’acquisition des caractères sexuels secondaires propres au sexe biologique. Cette campagne de promotion interroge ainsi les jeunes : « Tu es encore très jeune et tu n’es pas encore pubère ? Tu sais, tu peux prendre des bloqueurs de puberté (…) Ainsi, tu auras plus de temps pour réfléchir. Réfléchir tranquillement : quel corps me convient ? ». En Espagne, une loi vient d’être votée autorisant les adolescents à démarrer leur changement de genre sans l’accord des parents à partir de 16 ans, et de saisir un défenseur judiciaire en cas de désaccord avec eux à partir de 14 ans.

En France, même si nous n’en sommes pas encore tout à fait là, les militants woke poussent dans la même direction : il s’est récemment tenu à Lyon le 2ème congrès de TRANS-SANTE France où l’on s’est félicité de ce que le nombre de chirurgiens pratiquant les vaginoplasties et autres interventions mutilantes était passé de 4 en 2002 à 30 aujourd’hui, ce qui n’empêche pas de très longues listes d’attente. Là aussi, les bloqueurs de puberté sont évidemment mis en avant, préconisés dès 8 ans, dans l’espoir de s’affranchir de la limite d’âge actuellement fixée à 14 ans pour la mise en œuvre de traitements visant au changement de genre. Les congressistes réclament qu’à la limite d’âge on substitue l’appréciation d’une « maturité suffisantes ». Il est aussi indiqué qu’il convient si nécessaire de s’affranchir du consentement des parents en « utilisant les dispositions du Code de la Santé publique qui permettent de ne pas informer les parents à la demande de l’enfant ». Il est notamment écrit dans les actes de ce congrès qu’il s’agit « d’accéder aux demandes d’intervention imaginées par le patient »… Notons qu’assez curieusement, puisque pour ces militants être « trans » ne relève pas d’une pathologie mentale, le candidat au changement de genre est tout de même appelé « patient » dans le texte en question…

La parentalité elle-même doit s’émanciper de la référence au couple hétérosexuel puisque la fécondité, grâce à la science, peut désormais s’affranchir des limitations naturelles, à l’instar de ce que prônent les transhumanistes. Et dans le monde du Planning familial, au lieu de « femme », on dit désormais « personne ayant un utérus », ce qui n’empêche pas d’y trouver légitime d’appeler « homme enceint » une ex-femme porteuse d’un enfant !

La parenté entre wokisme et écologisme radical engendre une autre contradiction : les adeptes du mouvement woke sont le plus souvent d’ardents défenseurs d’une nature affranchie de l’emprise humaine. Mais la liberté que la science confère désormais aux voies conduisant à la procréation n’est-elle pas une manière de rompre avec cette nature ? Le gommage de la distinction des genres, découplée de la différence sexuelle, ne relève-t-il pas de cette même rupture ? Une perversion de l’ordre naturel ? Dans les actes du congrès cité plus haut, il est écrit « aujourd’hui, on peut presque tout faire ». C’est là que s’exprime à mon sens la dimension délirante et même le travers mortifère de cette idéologie : au nom de principes idéologiques abstraits, elle veut promouvoir une humanité coupée de sa réalité.

Ce divorce d’avec la réalité rend sans doute compte d’autres contradictions :

– l’écologisme radical rêve une nature idéalisée, purifiée des ravages exercés par l’humanité, ennemie désignée de la déesse-mère Nature : la Nature, ou la Terre, Gaïa, déifiée… Lorsque cette idéologie ne se propose pas carrément de purger la planète de l’humanité tout entière pour lui restituer une virginité que notre espèce prédatrice aurait violée, elle accuse très clairement le « progrès » technologique de mettre la Mère-Nature en danger de mort. D’où tout le discours sur la « décroissance », l’appel d’une Greta Thunberg aux jeunes pour qu’ils désertent l’école puisque l’enseignement scientifique auquel ils y sont soumis produit la technicité prédatrice. Le culte de cette nature idéalisée conduit à prôner un quasi retour à l’état sauvage, l’humain n’ayant aucun privilège à revendiquer (c’est là le crédo de l’anti-spécisme, autre fréquent ingrédient du wokisme). En effet, dans cette perspective, il ne serait qu’un animal parmi les autres ; pour certains, il convient d’ailleurs d’accorder aux animaux les mêmes droits qu’à notre espèce, et même un statut juridique de «personnes» ; et de là, bien sûr, promouvoir le radicalisme alimentaire vegan qui bannit toute consommation de produits d’origine animale.

-Mais si l’être humain est un animal comme les autres, il fait donc partie de cette même nature qu’il est sacrilège d’altérer : une telle évidence ne devrait-elle pas interdire qu’on imagine pouvoir le transformer contre nature (changement de genre), ou qu’on l’amplifie par la technologie, comme le rêve le transhumanisme, une idéologie qui avance main dans la main avec le wokisme ?

-Car le wokisme célèbre l’avènement d’une humanité nouvelle, une humanité « non- binaire ». On retrouve là ce fantasme des derniers avatars d’un christianisme laïcisé, celui de l’« l’homme nouveau » cher au communisme mais aussi au nazisme, sauf qu’ici, il ne faut évidemment plus parler d’homme, mais d’humanité. Une humanité délivrée des limitations «naturelles» par la grâce d’une science toute-puissante, dont on fait mine d’oublier qu’elle est pourtant elle-même une construction socio-culturelle.

Au gré des nécessités idéologiques, la science serait donc tantôt libératrice, tantôt diabolisée. Pour surmonter cette contradiction, les adeptes les plus réfléchis distinguent peut-être une science « patriarcale », la science conquérante, prométhéenne, imposée par des « male chauvinist pigs » tout au long d’une histoire marquée par leur domination, d’une science féminine, qui puiserait son respect de la nature dans la lointaine complicité des sorcières avec les forces invisibles auxquelles seule leur intuition spécifique donnerait accès… Et tant pis pour la réécriture de l’histoire : elle se doit d’être au service d’un Grand Récit propre à imposer des croyances à forte composante émotionnelle, car c’est là le parcours obligé du concept à l’émotion, creuset des forces vives à pouvoir révolutionnaire, transformateur.

La stigmatisation du masculin dominateur, de son emprise historique sur nos sociétés que le wokisme rassemble donc désormais sous le néologisme d’androcène donne naissance à des initiatives déconcertantes, mais illustrant bien les conséquences paradoxales, clivantes évoquées plus haut. On combat les discriminations, on revendique la fluidité du genre au nom de la lutte contre les différences mais on encourage une ségrégation des sexes : les clubs réservés aux hommes étaient haïssables, mais on voit fleurir les réunions, rassemblements, colloques et même restaurants strictement réservés aux femmes. Lorsqu’on se veut plus inclusif, on en vient à des absurdités comme qualifier les pistes cyclables de « genrées » et donc à instaurer, comme le fait le maire écologiste de Lyon, des voies cyclables « non genrées » avec le prétexte de « permettre aux femmes de s’y sentir plus en sécurité ». Faut-il en déduire que jusque là, les pistes cyclables étaient accaparées par les prédateurs mâles ? En poussant cette logique un peu plus loin, on en vient à la proposition suédoise de toilettes non-genrées, où l’on contraindrait les hommes à uriner assis afin qu’ils soient mis non pas sur un pied, mais sur un trône d’égalité avec les personnes porteuses d’un utérus et renoncent par là au privilège que leur conférerait un organe dont ils tireraient leur superbe dominatrice. Notre société infantilisante ne risque-t-elle pas d’illustrer là de manière grotesque le « Penisneid » (la jalousie du pénis) que Sigmund Freud prêtait aux petites filles ?

C’est ainsi qu’au-delà des formes absurdes que peut revêtir le gommage des différences au nom du souci d’être toujours plus inclusif, on débouche sur une stigmatisation ségrégative, une guerre des sexes où « mâle » deviendrait synonyme de « mal ».

Cette stigmatisation du mâle et de son emprise dans les formes extrêmes qu’elle peut prendre (il ne s’agit évidemment pas ici de récuser les très légitimes revendications féministes lorsqu’elles ne tombent pas dans les travers dénoncés ici) rejoint paradoxalement les menées des islamistes, soutenus eux aussi par la même gauche extrême, celle qui se laisse séduire par l’idéologie woke comme par l’écologisme radical, et pourtant aux antipodes du souci d’inclusion : ce sont en effet les islamistes qui les premiers ont voulu instaurer une séparation des sexes dans l’espace public (piscines dont certains horaires seraient réservés aux femmes, par exemple), en conformité avec ce qu’une lecture littéraliste et régressive du Coran leur fait prendre pour la volonté divine. Relevons que certains y voient le sous-produit d’une peur archaïque du féminin, dont Kamel Daoud prétend qu’elle demeurerait prégnante dans les sociétés musulmanes. Mais les extrémités délirantes auxquelles conduit un certain féminisme de combat pourraient presque faire comprendre la peur masculine d’une féminité vue à travers un tel prisme !

Il découle donc paradoxalement du projet de lutte contre les discriminations une polarisation de la société, une amplification des oppositions tout à fait contradictoire avec l’idéal au nom duquel ces luttes sont menées. Cela ne rappelle-t-il pas que l’idéal d’une société sans classes, donc enfin harmonieuse, passait nécessairement par la sanguinaire dictature du prolétariat ? Mais malgré tous les massacres censés la faire advenir, une telle société ne fut jamais réalisée… Cruelle illustration de l’abîme qui sépare le concept abstrait de la réalité.

On retrouve les mêmes contradictions dans un autre grand combat mené par le wokisme : celui de la lutte contre les discriminations raciales. La forme qu’il y prend dérive de la même déconnexion d’avec le réel que celle où conduit le féminisme extrême. Au nom de la très juste défense des droits des minorités raciales, de la critique légitime des exactions du colonialisme, il reprend à son compte la partition du monde entre victimes et bourreaux. Les bourreaux étant bien sûr, là encore, les « male chauvinist pigs », appellation honteuse à laquelle il convient ici d’ajouter « white », cette espèce désignée à la vindicte publique que sont les hommes blancs, hétérosexuels et bien sûr conservateurs, arcboutés sur la défense de leur domination (dont ce texte serait évidemment vu comme une illustration par les adeptes de cette idéologie), donc d’extrême-droite, néo-fascistes, ces héritiers de toutes les tares de l’humanité qui, lorsqu’ils sont professeurs dans certaines universités américaines, doivent publiquement s’excuser des injustes privilèges que leur condition leur réserve dans une société faite par et pour eux.

Cette société injuste, le combat woke contre toutes formes de discriminations se propose de la transformer. Mais la transformation qu’on voit s’opérer confère par réaction des privilèges exorbitants aux victimes du monde d’avant. Notons au passage que la sanctification de la victime, à qui on accorde par avance toutes les vertus de par son seul statut de victime, représente une tendance lourde et très générale dans nos sociétés occidentales modernes, préexistante au mouvement woke. On peut reconnaître en cette tendance un nième avatar d’un christianisme coupé de ses racines spirituelles : le christianisme ne divinise-t-il pas la victime, démasquant l’innocence du bouc émissaire à travers le scandale de la mise à mort du Christ, ainsi que l’a si bien montré René Girard ?

Cette logique a conduit à réintroduire un concept qu’on se proposait pourtant de dépasser : celui de race ! Voilà un autre sujet agrégé au Grand Récit si mobilisateur que véhicule le wokisme. Il en découle un racialisme crispé, celui des « ethnic and racial studies » américaines qui ont tant marqué notre nouveau ministre de l’éducation puisque c’est aux USA, alors qu’il se familiarisait avec ces travaux, qu’il a enfin réalisé qu’il était noir, ce dont il ne s’était jamais rendu compte en France. Cette révélation lui a permis de voir ce qu’il ne voyait pas et, il y a quelque mois, à l’occasion d’un discours prononcé aux Etats-Unis, d’y critiquer notre pays en déclarant qu’il y sévit un racisme endémique. N’y a-t-il pas une certaine contradiction entre un tel reproche et ce qu’illustre son propre parcours ? Sa posture est en tout cas très symptomatique de l’importation abusive et historiquement indéfendable d’une problématique spécifiquement nord-américaine pour justifier la rhétorique indigéniste qui sévit désormais en France et constitue un des ingrédients du wokisme.

Au nom de la lutte contre le racisme, lutte par ailleurs parfaitement légitime, soulignons-le ici, mais armé de concepts qu’on peut dire de cette gauche coupés de la réalité par leur radicalité même, on ne produit rien d’autre qu’un nouveau racisme qui débouche, tout comme le féminisme radical, sur un clivage, une polarisation de la société prenant forme de ce que pourtant on se proposait d’abolir : une ségrégation au nom de l’identité raciale ! On retrouve là les inévitables contradictions que produit la référence à un concept paradoxal. Mais au-delà de ces contradictions, cette polarisation porte en germe les passages à l’acte violents, d’autant plus menaçants que nos sociétés fragilisées par les crises récentes basculent davantage dans l’anomie.

La culture n’est pas épargnée par les ravages du wokisme : en réalisant la fusion entre le féminisme radical et l’antiracisme militant (black lives matter, par exemple), le wokisme se doit d’expurger la culture de tout ce qui pourrait renvoyer à l’idéologie honnie, celle du mâle blanc hétérosexuel. Tant pis pour les anachronismes, on relit l’histoire avec le filtre qu’impose cet « éveil », on abat les statues de grandes figures du passé au nom de leur adhésion à une vision qui était celle de leur époque mais heurte la nouvelle sensibilité woke, on expurge les œuvres littéraires des propos qui risqueraient de heurter la délicate sensibilité woke et on invente cet invraisemblable concept « d’appropriation culturelle ». Qu’au théâtre ou à l’opéra on préfère attribuer un rôle d’Africain à une personne de couleur, tout comme on choisira plutôt un acteur âgé pour incarner un vieillard, on peut le comprendre. Mais faut-il pour autant interdire une représentation parce que ce choix n’aurait pas prévalu, comme on a déjà pu le déplorer au théâtre comme à l’opéra ? Par exemple il y a quelques années déjà on a vu la déprogrammation de la prestation d’un groupe musical sous prétexte qu’il portait un nom chinois alors qu’aucun de ses membres n’était asiatique (Taïwan MC du label Chinese Man Records interdit de représentation à Montréal) ? Accepter de telles dérives finira par faire interdire aux Blancs de jouer du jazz !

Tout cela serait risible si ce n’était si grave. Le mouvement woke va jusqu’à corrompre l’outil de notre pensée, la langue, à travers une réforme qui impose de plus en plus l’écriture inclusive. Cette dernière sévit en effet déjà très officiellement en Suisse francophone ou au Québec et est désormais imposée en France dans les documents officiels de certaines municipalités écologistes. Les « celles et ceux » de notre président si progressiste se sont largement imposés et dépit du fait que le génie de notre langue, qui a renoncé au neutre du latin, a réussi à dépouiller avec élégance le masculin de sa signification sexiste puisque le contexte y a toujours permis d’entendre ou de lire « les hommes », pourtant au masculin, comme un équivalent de « l’humanité », au féminin.

Il est piquant de relever que là encore, l’intention est pervertie par le réel : la langue inclusive exclut de fait le neutre, débouchant sur une polarisation masculin-féminin qui discrimine celles et ceux d’entre ses promoteur(e)s qui se veulent non genré(e)s, ni masculin(e)s ni féminin(e)s. Et puis pourquoi mettre le (e) du féminin entre parenthèses, n’est-ce pas là un reliquat symbolique, la marque persistante d’un privilège masculin ? Ou alors peut-être faut-il voir dans ce « e » l’adjonction à la graphie masculine d’un pictogramme représentant le sexe féminin, réalisant par là l’inversion, ou plutôt la correction de l’ordre immémorial : proclamation que le féminin ajoute quelque chose au masculin ! Une autre forme du « Penisneid » ? On voit bien là à quel point ce genre de « réforme », au-delà de l’insulte qu’elle représente au génie de la langue, est assez ridicule. Ce qui ne l’empêchera sans doute pas de rallier bien des esprits convertis par la propagande insistante de militant(e)s très acti- f-ve-s.

Cette grande confusion des genres, cette diabolisation des différences pour mieux en imposer d’autres, clivantes, discriminatoires, au nom d’idéologies découplées du réel, me semble traduire une sorte de psychose collective qui instaure dans nos sociétés des lignes de fracture venant se substituer à celles opposant traditionnellement les « classes » sociales et risquent de susciter des oppositions tout aussi violentes : ne sont-ce pas précisément ce genre d’excès qui ont porté Trump au pouvoir ? Comment ne pas craindre que de tels désordres de la pensée ne soient annonciateurs de la fin d’une civilisation, celle qui a produit les Lumières qui elles-mêmes ont fini par accoucher de ce monstre qui se retourne contre ses géniteurs ? Comment ne pas craindre pour la santé mentale des jeunes générations, débarquant dans une société où le vivre ensemble est menacé par une polarisation croissante, et davantage encore par une dissolution de tous les repères structurants, une mise à mal de l’ordre symbolique sur lequel se fonde autant le psychisme individuel que la cohésion sociale ? Ne sommes-nous pas en train de générer des cohortes de psychotiques ?

Le mouvement woke est pourtant né dans les meilleures universités américaines, mais il relève bien davantage de l’idéologie que de la réflexion. Il procède de l’hybridation entre la digestion laborieuse des « french studies », cette lecture des philosophes « déconstructivistes » français des années 60-70 (Deleuze, Derrida, Foucault…) et la spiritualité vaporeuse de la contre-culture hippie. Cette dernière ascendance, creuset des rêveries spiritualistes new-age, le prédisposait à acquérir le statut de croyance qui le caractérise. En tant que tel, le wokisme est donc totalement insensible au raisonnement, à la réfutation, il ne saurait souffrir aucune contradiction. Et le fait qu’il soit né dans les universités, qu’une part croissante des jeunes générations s’y convertisse, lui confère une force de pénétration considérable. Les périodes de crise, et sans doute peut-on dire en ce qui concerne les temps que nous vivons, de décadence, sont propices à la propagation de nouvelles religions. C’est cette dimension religieuse, davantage même qu’idéologique, qui lui confère son dynamisme contagieux dans un monde déboussolé, angoissé, privé du réconfort que dispensait l’adhésion collective à des religions instituées. Sans une rapide réaction de ce qui nous reste de bon-sens, on peut donc malheureusement lui promettre un avenir glorieux ! Mais aussi craindre des retours de bâton tout aussi radicaux, avec un face-à-face dangereux entre deux conceptions caricaturalement opposées du devenir humain. En un temps où l’angoisse que génère un monde toujours plus complexe est propice au repli sur des positions binaires, simplistes, à fortes composantes émotionnelles on peut craindre que ce clivage ne débouche sur de la violence. On aurait donc bien tort de traiter le mouvement woke à la légère sous prétexte qu’il produit les prises de position ridicules d’une Sandrine Rousseau dénonçant le caractère machiste du barbecue !

Dr François Thioly, psychiatre

 

La religion du woke